johnnyalasti

Les chasseurs

Chapitre 1 - Alain

 

Le temps est agréable pour un mois de février. Alain apprécie d’être dans les bois. Il quitte le petit chemin de terre sablonneux de la réserve et s’enfonce un peu plus loin au milieu des arbres en jetant des coups d’œil dans tous les sens. Il a le pas léger et le craquement intempestif des feuilles mortes qu’il écrase sous ses bottes l’aide à se concentrer. Il entend alors la trompe sonner au loin et les chiens qui aboient. Il refait un dernier petit tour d’horizon. Puis il se dit que l’heure n’est plus à la réflexion. Il faut juste trouver une occasion et la saisir. Il s’arrête un instant, pose sa belle Remington à verrou contre le tronc d’un chêne, et se débarrasse de son gilet fluorescent qu’il fourre dans la poche de sa veste. Il cherche ensuite des yeux Fred, l’homme qui l’obsède depuis déjà trop longtemps. Il est là, à plusieurs foulées devant lui. Il saisit ses jumelles qu’il porte attaché autour du cou et regarde tout autour de lui. Le plus proche de ses autres camarades est à une bonne distance. Et coup de chance, c’est René, un homme de son âge avec de graves problèmes d’audition qu’il connait depuis vingt ans. Le moment est parfait car tout le monde bat le rappel en suivant le son émis par la trompe. Il doit se concentrer suffisamment pour parvenir à l’avoir avec une balle. Une seule petite balle. Il pose alors délicatement la crosse de son fusil contre son épaule gauche, le met en joue, vise la tête de l’homme en question, retient son souffle pendant quelques secondes et fait feu dans sa direction. L’homme s’écroule aussitôt et sans bruit. Alain reste figé quelques secondes et rejette un coup d’œil dans ses jumelles pour vérifier qu’il a bel et bien dézingué le type puis se dirige à grands pas vers René tout en remettant son gilet.

Ce dernier, sourd comme un pot, n’a surement pas entendu le coup de feu. Il n’entend pas même son ami arriver derrière lui. « Allez ! Plus vite mon vieux ! Tu te ramollis ! Tu deviens sourd comme un pot ! T’entends pas la trompe ou quoi ? » lui dit Alain en lui donnant une tape amicale dans le dos pour lui faire comprendre que les invectives sont amicales mais surtout pour l’encourager à s’éloigner au plus vite du coin.

Ils discutent de choses et d’autres pendant les quelques minutes qui les sépare du reste du groupe. René lui parle de sa femme Elisabeth dont il ne sait plus trop quoi faire car elle perd complètement la boule à cause de son Alzheimer. Il lui avoue comme c’est difficile à supporter et a peur que ça le rende dingue. Il pense à la faire hospitaliser.

Lorsque les deux amis arrivent enfin au point de rendez-vous, tous sont déjà presque là. Matthieu et Jean arrive peu après. Personne ne pose de questions. Et personne ne mentionne le coup de feu. Ils sont tous en train de parler à tort et à travers. Michel, l’un des veneurs les plus respectés est à genoux par terre. César, son grand bleu de Gascogne git sans vie au sol. Le maitre pleure à chaudes larmes son chien. « C’est un grand nom de la race canine qui vient de perdre la vie. Qu’il repose en paix au paradis cynégétique…» dit Matthieu en se donnant un air grave un peu trop surjoué. Ah celui-là alors ! Alain ne l’a jamais vraiment apprécié. Toujours à faire des remarques sur tout et à tout le monde et à vouloir constamment avoir le dernier mot. Sans cesse en train de se vanter. Une personne difficile à apprécier et qui ne fait pas grand-chose pour non plus. Un autre chasseur, à qui Alain n’a jamais dit plus de deux ou trois mots pas aide Michel à se relever. Il doit littéralement le décoller du cadavre et le maintenir debout car il retombe à chaque fois par terre et se remet à pleurer. Michel se libère d’un mouvement de l’épaule vif et sec de ses mains en lui disant de lui foutre la paix. Il lève les yeux et ne dit qu’une phrase : « On arrête tout, on rentre au club, c’est fini pour aujourd’hui les gars. » Puis il ramasse le corps de César, le porte et se dirige vers son Toyota Hilux bleu marine flambant neuf. Personne ne dit rien et tous suivent dans un silence de mort leur leader au bercail.

 

La situation n’aurait pas pu être plus favorable à Alain car personne ne semble avoir remarqué la disparition de Fred. Tout le monde est beaucoup trop occupé à rendre hommage à César pour penser à autre chose. « Ah ce chien, c’était quand même quelque chose ! » est surement la phrase la plus populaire de la soirée. Il n’y a que Mathieu, qui comme à son habitude, joue l’original. Fred- contrairement à la plupart de la bande qui se connait depuis des décennies- n’avait que très fraichement rejoint le club. Et il y a aussi l’alcool qui coule à flots depuis qu’ils sont rentrés qui peut expliquer cet oubli salutaire pour le meurtrier.

Alain se demande s’il ne devrait pas retourner là-bas pour se débarrasser du corps. Parce qu’à coup sûr, la gendarmerie débarquerait. Tôt ou tard. Il s’était senti prêt à répondre à toutes les questions qu’ils voudraient jusqu’à cet instant. Il se demandait si l’alibi qu’il s’était fabriqué était vraiment en béton ou s’il se lézarderait si on le faisait trop trembler. Il ne faudrait surtout pas qu’il leur balance comme ça à la figure d’emblée. Il ne fallait pas qu’il sente le fabriqué, le répété d’avance.

Il commence alors un peu à avoir peur de la suite. Il retourne tout ça encore et encore dans son crâne un bon moment. Il observe tout ce petit monde qui se bourre la gueule avec l’esprit clair du seul qui pourra rentrer chez lui ce soir. Les autres dormiront surement au club. C’est comme ça à chaque soirée. Ce n’est pas la place qui manque et il pourrait rester mais sa femme l’attend et a l’air en colère vu les texto qu’il reçoit depuis la fin de l’après-midi. Ah, la maudite invention ! se dit-il en lui-même. Elle est fâchée et essaye de lui faire arrêter la chasse depuis quelques temps.

Alain est dans son village quand il décide de ne pas tourner dans la petite rue à droite qui le conduirait chez lui mais de plutôt continuer tout droit jusqu’au petit rond-point qui le ramènera dans la forêt. Il vérifie que sa lampe torche est bien dans la boite à gants tout en roulant à toute pompe vers l’endroit où est le corps de Fred. Comme de bien entendu la lampe est à sa place. Il a toujours été ordonné et chaque objet après utilisation retrouve immanquablement sa place. Parfois même au millimètre près. La rigueur du soldat.

L’idée lui était venue comme une envie de pisser à l’esprit. Au départ, il avait simplement pensé laisser le corps là où il était et faire croire à un accident de chasse. Ça n’aurait pas été le premier et surement pas le dernier mais les enquêtes étaient de plus en plus monnaies courantes ces derniers temps. Il s’était même souvenu d’avoir récemment entendu parler d’un vieux chasseur de Seine-et-Marne qui venait d’être écroué pour homicide involontaire. Et là où il était, le corps serait surement vite retrouvé. Les gendarmes suivraient derrière en agitant leurs truffes. Alain n’avait plus du tout envie de prendre ce risque même avec ce qu’il pensait être un bon alibi. La chasse était encore ouverte jusqu’à la fin du mois et il serait surement lui-même amené à participer à quelques battues. Ne plus y aller aurait attiré l’attention sur lui et il voulait l’éviter. Il décida donc qu’il fallait se débarrasser du corps au plus vite. Il ne savait ni trop où ni trop comment mais il allait aviser. L’essentiel pour le moment était de nettoyer la zone.

Il gare sa 207 sur le chemin, le plus proche possible de l’endroit. Il déroule du plastique d’un rouleau et en coupe un long morceau qu’il déplie et étale dans le coffre. Puis il allume sa lampe torche et s’enfonce sous les arbres comme il l’a fait plus tôt dans la journée. Heureusement Alain connait les bois comme sa poche. Il n’empêche que la forêt de nuit n’a rien de comparable à la forêt en journée. En journée, c’est lui le chasseur, le promeneur averti, le prédateur qui prend des bains de soleils ou des rafales de pluie. La nuit tout cela prend une autre dimension. Il a la désagréable impression que les rôles sont inversés. Il devient le gibier, la proie, la pauvre petite biche effarouchée. Il sursaute à chaque bruit comme car il ne peut en repérer la provenance. Ça semble venir de partout. Du bois qui craque, des pommes de pin qui s’écrasent au sol avec la puissance d’une météorite, le vent qui hurle dans les feuilles. Tout est amplifié. Tout devient angoissant et sinistre. Les oiseaux de nuit et leur chant funèbre qui semble sonner le glas. Les animaux dans les fourrés qui se baladent invisiblement. Il a l’impression que sa fin est proche. Alain a les boules et a plusieurs fois envie de retourner en courant à sa voiture et de foutre le camp d’ici pour retrouver les bras chauds de sa femme mais il se reprend et réussi à se contrôler. Il ne peut plus reculer. Et maintenant qu’il est là, il est nécessaire qu’il continue d’avancer.

Il parvient difficilement à retrouver l’endroit où Fred a tiré sa dernière cartouche. Il s’avance donc encore un peu plus loin en se disant  qu’il a dû se tromper quelque part à cause de l’obscurité. Il braque le faisceau de la lampe vers le sol et continue à chercher. Alain ne prête plus aucune attention aux bruits de la nuit et commence à avoir des sueurs froides pour d’autres raisons. Il essaye de se rappeler l’endroit exact où est tombé Fred en inspectant le sol. Il a le cœur qui bat à deux cent et il peut le sentir jusque dans ses tempes. Ce n’est qu’en retournant sur ses pas qu’il remarque des traces importantes de sang sur le tapis de feuilles. Il éclaire alors les arbres jusqu’à repérer celui qu’il cherche. Il reconnaît la balise. C’est le bon endroit mais le corps de Fred a disparu.

 



26/02/2013
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